J. Vallée — Ces croyances permettent de résoudre un conflit. Il y a aussi ce merveilleux espoir de vivre un âge où tant de choses paraissent possibles… On se met à espérer que la vie puisse être cette merveilleuse expansion de nos horizons.Mais la vie continue, vous perdez votre emploi, votre ordinateur tout neuf est dépassé… Et il y a beaucoup de charabia dans la technologie aussi ! La science, aujourd’hui, n’apporte aucun réconfort, aucun havre de sécurité pour l’esprit. Elle est en proie à la confusion.
K. Harary — C’est une époque passionnante et chacun espère que les nouvelles découvertes scientifiques permettront de résoudre les problèmes. Mais certains problèmes ne font que commencer. Céder aux croyances du New Age est une manière de se donner l’impression que l’on a le contrôle. Dans l’exemple le plus extrême, on prend le contrôle en se suicidant.
J. Vallée — J’étais dans une librairie récemment et j’ai entendu une femme demander le livre des Pléiades, qui contient toutes ces merveilleuses photos de soucoupes volantes en Suisse, mais qui s’est révélé être une supercherie. Elle le cherchait malgré tout, à n’importe quel prix. Il n’y a aucun moyen d’empêcher les gens qui veulent croire.
K. Harary — Êtes-vous toujours en colère ?
J. Vallée — Oui.
K. Harary — Êtes-vous en colère contre quelqu’un en particulier ?
J. Vallée — Surtout contre moi-même, parce que j’aurais pu en faire plus pour avertir les gens. Tous les signes étaient déjà là il y a 22 ans. Il doit exister
un moyen de faire comprendre aux gens à quel point la situation est grave, de les faire réagir. Je pense à la réaction superficielle des ufologues et des médias à l’affaire Heaven’s Gate. Les adeptes de Heaven’s Gate n’avaient rien d’une bande de fous religieux. Ils étaient plutôt du genre étudiant diplômé : des gens instruits, sérieux, qui s’exprimaient bien, qui avaient renoncé à beaucoup de choses. Ce n’était pas des fanatiques religieux, pas des malades mentaux. Ils étaient même sympathiques.
K. Harary — Pas des fanatiques ?
J. Vallée — Non, pas eux. Applewhite l’était, mais pas ses adeptes, ceux que j’ai entendus à Stanford en 1975. Un fanatique possède toutes les réponses. Heaven’s Gate n’était pas comme cela.
K. Harary — Ils ont quand même dû atteindre un certain degré de certitude, à la fin.
J. Vallée — C’est évident. C’est le processus que nous devrions essayer de comprendre. Ce qui est surprenant c’est que, bien que les gens arrivent dans la secte avec l’esprit ouvert et avec beaucoup de questions sincères, ils finissent par cesser de s’interroger. Par exemple, ils ne demandent pas de preuves. Quelqu’un m’a écrit il y a 20 ans que, au cours de son travail avec le groupe, il était allé en pleine campagne pour appeler des ovnis, exactement comme les groupes ufologiques aujourd’hui. Mais où sont les photos qui le prouvent ?
K. Harary — Parlez-vous de Heaven’s Gate ou de n’importe qui ?
J. Vallée — De n’importe qui, à commencer par les adeptes de Bo et Peep. Les gourous parlaient d’un autre niveau, mais les disciples ne leur demandaient pas comment ils connaissaient son existence. Si je vous disais que le type à l’étage au-dessus est un extraterrestre, vous me diriez « Jacques, je vous connais et je vous fais confiance, mais comment le savez-vous ? ». Si je n’avais pas de bonne réponse logique, vous monteriez vérifier par vous-même. Vous ne vous contenteriez pas de ma parole pour admettre que le voisin du dessus est un extraterrestre. Personne [dans la secte, ndlr] ne posait la question : « Comment pouvez-vous en être sûr ? ». Ils avaient cessé de poser des questions. Nous voyons ce genre de chose aujourd’hui avec les groupes ovnis qui font payer les gens pour les emmener dans le désert observer le ciel. Certains affirment avoir vu des vaisseaux spatiaux lors de ces sorties, mais il n’y a pas la moindre preuve.
K. Harary — Dans ce cas, la question était posée par chaque membre individuellement et la réponse était apportée par la foi - une réponse au niveau
de leur propre expérience personnelle, rien de vraiment tangible. Une ancienne adepte de Heaven’s Gate m’a raconté une expérience qu’elle a vécue juste avant de rejoindre la secte. Elle attendait un signe ; elle priait, elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour obtenir un signe qui lui prouverait l’existence d’un pouvoir supérieur dans l’univers. Elle se dit : « Si ces deux nuages se touchent, je considérerai cela comme un signe ». Elle finit par laisser tomber, car rien n’arrivait, et au moment précis où elle renonçait, la terre trembla et les deux nuages se séparèrent puis s’élevèrent en s’entremêlant. Elle a rencontré Bo et Peep juste après cet épisode. J’ai parlé à beaucoup de gens qui ont vécu des expériences similaires. Il leur arrive quelque chose qu’ils ne peuvent pas expliquer facilement et ils finissent par être entraînés dans une secte.
J. Vallée — C’est comme quand Uri Geller dit qu’il est en communication avec Hoova, la force la plus puissante de l’univers. Vous lui demandez de le prouver et il tord votre cuillère. Il y a là un fossé logique que l’esprit humain ne perçoit pas. Tordre des cuillères prouve seulement qu’il est capable de tordre
des cuillères, quelle que soit la manière dont il y parvient, mais cela ne prouve certainement pas l’existence de Hoova. Donc, même si cette dame a eu une expérience inexplicable, cela ne prouvait toujours pas que Bo et Peep appartenaient à un niveau au-dessus de l’humain, n’est-ce pas ?
K. Harary — L’avocat du diable pourrait vous répondre : « Quelle preuve supplémentaire voulez-vous ? Que les extraterrestres atterrissent ? ». Il est difficile de convaincre quelqu’un d’aborder une expérience si puissante de manière critique. Pensez-vous que des groupes comme Heaven’s Gate ne soient qu’une manifestation extrême d’un problème qui nous concerne tous - notre difficulté à concilier nos expériences intérieures et les changements technologiques radicaux qui nous entourent ? Ou est-ce que de tels groupes émergent plutôt à ce moment précis de l’histoire, en réponse à une dérive idéologique propre à notre culture ?
J. Vallée — Quand j’ai rencontré les membres de Heaven’s Gate il y a 20 ans, il m’a semblé que j’avais sous les yeux un indice majeur de ce qui allait arriver à la société en général : la séduction d’une nouvelle illusion spirituelle. Cela m’a alarmé. Je crois vraiment qu’ils étaient un indice majeur. Ils font partie de la transformation de la société.
K. Harary — De quoi en quoi ?
J. Vallée — D’une société qui accordait de la valeur à la connaissance, à l’expérience et à l’éducation en une société guidée par les croyances prêtes-à-commercialiser, les satisfactions rapides et les distractions, une société qui ne se soucie vraiment pas de la recherche du savoir. Il n’y a qu’à regarder cinquante chaînes de télévision pour constater qu’il n’y a vraiment aucune demande pour les faits documentés. Chaque sujet est polarisé de manière à créer des polémiques artificielles dont aucune vérité ne pourra jamais sortir.
K. Harary — Et l’internet ?
J. Vallée — J’allais y venir. C’est le dernier point. Les réseaux en général ont une formidable capacité à suspendre la conscience normale du temps et de
l’espace, et cela entraîne des conséquences profondes qui ne sont répertoriées nulle part.
K. Harary — Est-ce que cela conduit les gens à abandonner leur esprit critique ?
J. Vallée — Pas en soi. Tous ces phénomènes peuvent se produire simultanément : plus d’esprit critique, plus de faits, et beaucoup plus de déchets. Toutes les activités humaines s’adaptent à cette forme de communication. Nous pouvons nous attendre à de nouvelles formes de spiritualité qui seront basées sur le Web. Il y aura des entités qui n’existeront que sur le Web. Il y aura des églises, des cultes qui n’existeront que sur le Web.
K. Harary — Des cultes virtuels. La religion virtuelle. Vous voyez tout cela arriver. Vous n’en paraissez pas surpris. Mais vous dites quand même que vous
êtes en colère.
J. Vallée — Je suis en colère parce que nous aurions pu en faire plus, aussi bien nous, à titre collectif, que moi-même, à titre personnel. S’ils avaient été
des fous religieux, je pourrais dire « Très bien, bon débarras ». Mais le problème est qu’ils n’étaient pas des fous religieux. J’ai le sentiment qu’il n’existait aucun moyen de les atteindre.
K. Harary — Est-ce que l’avenir vous inquiète ?
J. Vallée — L’avenir ne m’inquiète pas, parce qu’il y a assez de jeunes qui ont une idée très claire de ce qu’ils veulent faire, qui ont grandi dans ce monde
superficiel et qui veulent l’améliorer. Je pense que cela ira très bien pour eux. Ce qui m’inquiète, ce sont les accidents de parcours. Il me semble que les croyances relatives aux ovnis ont un fort pouvoir de conversion aux plus hauts niveaux de la société : des hommes d’affaires, des gens qui travaillent au gouvernement traversent une conversion analogue à ce qui s’est passé au sein de Heaven’s Gate. Nous avons vu le même schéma se répéter trois fois : le Temple du Peuple, l’Ordre du Temple Solaire et maintenant Heaven’s Gate. N’est-il pas temps de sonner l’alarme ? Vous et moi l’avons constaté en ufologie et en parapsychologie : les gens acceptent les systèmes de croyance en bloc, sans s’arrêter pour analyser le phénomène qu’ils étudient. C’est une sorte de contagion, presque comme une épidémie de croyance pathologique ; cela se répand comme une épidémie. Pendant ce temps, le véritable travail de recherche, le genre de science que nous aimerions voir, ne se fait pas.
K. Harary — Ainsi, nous pouvons nous attendre à revoir la même chose ?
J. Vallée — Oui. Il est excitant d’envisager de nouvelles possibilités, mais il est aussi important de ne pas transformer en nouvelle religion ce qui devrait
être une exploration scientifique abordée avec un esprit ouvert. Regardez les membres de Heaven’s Gate : ils posaient toutes les bonnes questions. Le seul problème est qu’ils ont trouvé toutes les mauvaises réponses.
Propos recueillis par le Dr Keith Harary
Traduction de Franck Périgny
Observatoire des Parasciences, 1998 - Omni 1997 - Avec l’aimable autorisation
de la revue américaine Omni pour la publication en exclusivité francophone de
cet entretien.
J’ai connu Jacques Vallée début 1979 au Centre pour la Liberté Humaine, alors que je faisais des recherches sur les sectes à la suite de l’holocauste de
Jonestown. Le Centre pour la Liberté Humaine était une ancienne maison de repos reconvertie en centre de réadaptation et d’enseignement pour les survivants du Temple du Peuple et d’autres mouvements religieux. À l’époque, je dirigeais une étude de terrain sur la psychologie des sectes qui devait durer un an et j’occupais au Centre les fonctions de Directeur de l’Assistance. Cela consistait à dispenser aux anciens adeptes, à la presse et au grand public des cours sur la dynamique sociale des sectes et de leurs dirigeants. Vallée, astronome et informaticien spécialisé dans le développement du type de réseaux informatiques qui allaient, plus tard, donner naissance à Internet, avait également acquis une réputation impressionnante dans le domaine de la recherche sur les phénomènes ovnis, dont il était peut-être considéré comme le meilleur spécialiste au monde. Ces recherches l’avaient inévitablement amené à s’intéresser aux sectes, dans la mesure où celles-ci sont nombreuses - comme Heaven’s Gate - à mêler les ovnis à leur discours religieux.
Mon propre sujet d’étude - la manière dont les gens réagissent aux déclarations sur l’existence de phénomènes psychiques - m’avait conduit sur le même chemin, puisque pratiquement tous les gourous prétendent posséder des pouvoirs psychiques extraordinaires. Jim Jones, par exemple, se servait de fausses démonstrations de guérisons miraculeuses pour manipuler ses adeptes. Marshall Applewhite prétendait être en communication télépathique avec des extraterrestres. Vallée et moi sommes restés en contact étroit pendant près de vingt ans. Chacun d’entre nous a dû faire face aux réactions hostiles de ses anciens collègues, lui en ufologie et moi en parapsychologie, lorsque nous avons tenté de soulever le problème de l’incompétence et de la fraude généralisées qui régnaient dans ces deux domaines. Si la société dans son ensemble éprouve quelque difficulté à démêler les histoires extraordinaires que l’on entend actuellement à tout propos (des prétendues autopsies d’extraterrestres aux récits de vision à distance d’autres extraterrestres), il faut dire que la plupart de ceux qui étudient ces sujets marginaux n’ont pas fait grand-chose pour clarifier la situation.
À vrai dire, ils se sont souvent comportés comme s’ils appartenaient eux-mêmes à une secte, se montrant incapables de remettre en question les dogmes établis. Dès 1979, Vallée avait tenté d’avertir le public et la communauté ufologique du danger que représentaient Heaven’s Gate et d’autres groupes cultistes de l’ovni, dans son livre prophétique OVNI, la grande manipulation. Le livre est devenu un classique du genre, mais à l’époque, la réaction des mandarins de l’ufologie avait été presque universellement négative. J’ai revu Jacques Vallée récemment à l’occasion d’un dîner dans l’appartement qu’il occupe à San Francisco, dans un immeuble élégant qui domine le quartier de la finance. Les lumières stroboscopiques violettes, rouges et vertes d’une discothèque lointaine clignotaient à l’horizon comme une soucoupe volante, tandis que je demandais à Vallée son avis sur la signification des suicides de Heaven’s Gate. L’entretien qui suit constitue une transcription de notre conversation.
Dr Keith Harary
A plus Abel