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Le fantôme qui hante la physique
Les chercheurs n'ont cessé d'inventer des dispositifs sophistiqués pour attraper cette particule passe-muraille.
Par Sylvestre HUET
QUOTIDIEN : Samedi 7 octobre 2006 - 06:00
En 1930, Wolfgang Pauli, physicien de la catégorie caustique, propose à ses collègues une solution «désespérée» pour sauver la sacro-sainte loi de la conservation de l'énergie. Une loi semble-t-il violée par les expériences où il manquait un chouïa d'énergie à la fin des désintégrations bêta des noyaux atomiques. En désespoir de cause, Pauli invente une particule, censée emporter avec elle l'énergie manquante. Elle sera baptisée ensuite neutrino (petit neutre en italien) par Enrico Fermi.
Le neutrino pointe au genre fantôme. Un mur de plomb d'une année-lumière ne serait pas certain de le stopper. Vivant, il demeure invisible. Seule l'analyse «post mortem» trahit son passage. Par l'énergie qui fait défaut lorsqu'on additionne tous les résidus d'un choc de particules. Ou, lorsqu'il frappe une particule de matière et qu'il se convertit (via l'équation d'Einstein, E = MC2) en muon, une sorte d'électron superlourd qui lui sera détecté. Il faudra attendre 1955 pour confirmer la théorie de Pauli par l'expérience.
Cette année-là, Frederic Reines et Clyde Cowan placent un détecteur auprès du réacteur nucléaire de Savannah River (Etats-Unis). Chaque seconde, il produisait des milliards de milliards de neutrinos. Trois fois par heure, avaient calculé les théoriciens, un de ces neutrinos devait heurter un proton du détecteur. Trois coups radioactifs par heure qu'il fallait distinguer des milliers d'autres, provoqués par les rayons cosmiques. Les deux compères y parvinrent toutefois, ce qui valut un Nobel de physique au seul Reines en 1995, Cowan étant mort trop tôt.
Depuis, les physiciens ont inventé les dispositifs les plus sophistiqués pour attraper ce passe-muraille, enfouis sous terre afin de les isoler des flux de rayons cosmiques : Gallex, dans le tunnel du Gran Sasso, en Italie ; SNO, dans une mine au Canada, près de Toronto ; SuperKamiokande, sous une montagne japonaise. Certains sont d'énormes cuves d'eau où le passage des neutrinos se traduit par des éclairs de lumière bleue. D'autres utilisent des tonnes de gallium ou de chlore où les neutrinos provoquent la formation d'atomes radioactifs, trahissant le passage du fantôme. Les scientifiques américains, avec le projet IceCube, vont installer des lignes de détecteurs similaires à ceux d'Antares... sous la glace. Ils vont forer des trous de 2,5 km de profondeur dans la calotte Antarctique, près de la station Amundsen-Scott. Derniers arrivés : les «géoneutrinos», produits par les éléments radioactifs au centre de la Terre, qui pourraient permettre aux géophysiciens de mieux en dessiner les couches internes.
Cet acharnement s'explique. Les neutrinos qui traversent en ligne droite étoiles, nuages de gaz et galaxies, détiennent la clé d'énigmes fondamentales de l'Univers : sa masse totale, le nombre de famille des particules élémentaires, l'origine des rayons cosmiques, la disparition de l'antimatière, l'observation de l'Univers dans les instants qui ont suivi le big-bang (inobservable par les photons)... le neutrino a partie liée aux questions les plus difficiles, mais aussi les plus fascinantes.
Le Soleil, principale source de neutrinos extraterrestres, a permis d'en résoudre une. A chaque seconde, chaque centimètre carré de la surface de la Terre reçoit 60 milliards de neutrinos en provenance directe de son coeur, résidu de la conversion de 400 millions de tonnes d'hydrogène en hélium. Or, dès les premières mesures de son flux de neutrinos, il en manque une grosse partie à l'appel. Le réacteur thermonucléaire de l'astre ne fonctionnerait-il pas comme le pensent les astrophysiciens ? La solution de l'énigme fut baptisée «oscillation». Les neutrinos oscillent entre leurs trois formes possibles (électronique, muonique et tauïque) et comme les premiers détecteurs ne voyaient que l'une d'entre elle, le déficit s'expliquait. Coup double : l'oscillation exige que la masse au repos du neutrino ne soit pas strictement nulle, à l'inverse de ce que les physiciens ont longtemps supposé. Les derniers résultats de sa délicate pesée montrent qu'elle est trop petite pour prétendre jouer un rôle important dans la masse totale, et donc le destin, de l'Univers.
L'étude de cet étrange phénomène occupe deux nouvelles expériences. Depuis début septembre, le Cern (le laboratoire de physique des particules européen installé sous la frontière franco-suisse, près de Genève) dirige un faisceau de milliards de neutrinos muoniques vers le détecteur du tunnel du Gran Sasso, à travers 730 km de roche. Le détecteur de 1 800 tonnes qui s'y loge, abrité des rayons cosmiques par un kilomètre et demi de roche, va tenter de dénicher dans ce flux les quelques neutrinos tauïques produits par oscillation. Une équipe internationale de cent physiciens, dirigée par Hervé de Kerret (CNRS, Collège de France), va profiter d'un énorme producteur de neutrinos : les réacteurs de la centrale nucléaire de Chooz. Deux détecteurs, enfouis sous terre à un kilomètre et 300 mètres des réacteurs vont étudier la plus rare des trois oscillations possibles qui semble liée à la disparition de l'antimatière, lors du big-bang
Source :http://www.liberation.fr/transversales/weekend/209085.FR.php